Société des jardins méditerranéens
Mediterranean Garden Society

L’île pierreuse

par Julie-Amadéa Pluriel

La photographie en haut de cette page montre la plage de Zlatni rat à Bol, Île de Brač (Photo Brač Info)


Dalle rocheuse au bord de l'eau

Brač, île de la côte Croate qui s'émiette dans l'Adriatique, a dû paraître aux premiers hommes qui l'ont habitée rude et inhospitalière. Sur ses paysages secs et caillouteux, on lit par endroits le travail des hommes, séculaire et laborieux, de l'épierrage. Ces amoncellements de pierres que les paysans ont patiemment constitués, en ramassant sur leurs terres, une à une, les pierres grises qui jonchaient le sol, espérant dégager par là quelques miettes de terre cultivable. Les dessins formés par l'épierrage dans le paysage attirent l'oeil, formant tantôt des motifs de taches grises espacées régulièrement, tantôt de longues trainées bosselées, ou encore de gros amas que les enfants comparent à des troupeaux de moutons serrés les uns contre les autres. Parfois, on aperçoit une « bunja », abri de bergers monté en pierre sèche à la façon d'un igloo, mais qui protège de la chaleur et du soleil.

Dans l'antiquité, l'île était déjà célèbre pour ses produits agricoles. Aujourd'hui, ces terres lunaires semblent laissées à l'abandon, alors qu'on y voyait encore bergers, ânes, chèvres et moutons il y a une quinzaine d'années. Pourtant, les pâtures, riches en plantes aromatiques spontanées,romarin, thym, sauge ou encore fenouil, ont permis pendant des siècles d'élaborer un fromage parfumé et inégalable, renommé au-delà des frontières du pays. Ce paysage omniprésent pour l'oeil a désormais perdu la maigre valeur agricole acquise dans la sueur au fil des années. Cela dit, sur plusieurs parties de l'île, les hommes continuent à produire une délicieuse huile d'olive, et un vin rouge typé.

La pierre, omniprésente sur l'île, a rendu le travail de certains accablant, mais a été pour d'autres une ressource et une source de travail et de spécialisation technique. Les habitants actuels de cette île ont hérité d'un savoir-faire séculaire de la maîtrise de la pierre. Les carrières qui fonctionnent sur l'île en témoignent, ainsi que les nombreux artisans tailleurs de pierre et sculpteurs enfantés au sein de cette population.

Près de Milna, un chemin étroitement bordé de murs en pierre sèche (autre utilisation de ces innombrables pierres, matière première par excellence de l'île), nous promène à travers de belles oliveraies. Surnommé « chemin de croix », il part du cimetière du village, majestueusement planté de hauts cyprès (Cupressus sempervirens), et est jalonné de bornes abritant chacune l'image d'une des étapes du calvaire du Christ. Les oliveraies que l'on voit de part et d'autre ont elles aussi été gagnées au prix d'une lutte des hommes contre la pierre. Les cultures de l'olivier et de la vigne, sur de petites parcelles strictement délimitées, ordonnent les terres, exhibant ainsi la victoire des hommes sur ces terres hostiles et sèches. Mais cette victoire est limitée dans l'espace, car nombre de collines n'ont jamais subi d'épierrage, et restent impropres à toute utilisation.

Beaucoup d'espaces sur cette île ont ainsi résisté à la maîtrise humaine, et présentent des formations de végétation spontanée. Les collines les plus rases, soit qu'elles aient été pâturées, soit qu'elles soient extrêmement pauvres en sol arable, arborent une grande diversité de végétaux adaptés au sol calcaire. Graminées, scabieuses blanches, clématites rampantes (Clematis flammula), thyms odorants apparaissent entre les pierres à peine saupoudrées d'humus. Parfois, le sol est une dalle grisée par les lichens, crevassée, offrant des méplats sur lesquels rampent quelques délicates inflorescences de clématites blanches, ou de profonds sillons abritant quelque jeune pin téméraire.

A marcher ainsi sur la roche mère, on comprend l'impossibilité pour les hommes de tirer parti de tels terrains. Cependant, on peut facilement imaginer la richesse faunistique de ces refuges naturels, du loir (Glis glis) au puissant lièvre, sans compter la multitude d'insectes et de reptiles qui peuvent y nicher. On peut s'attendre à tout moment à surprendre une vipère cendrée (Vipera ammodytes) chauffant sur la dalle son corps au sang froid, se félicitant d'avoir trouvé là réunies les conditions favorables à son existence.

Sur l'île, au bord des routes, on surprend régulièrement les lames acérées des feuilles de l'ailante (Ailanthus altissima). Les stations sont peu étendues, mais très fréquentes, et l'on croise de temps en temps des sujets adultes fructifiant en abondance, dans un rougeoiement de grappes à la cime des arbres. N'ayant pas d'information à ce sujet, je ne peux dire depuis quand il est arrivé, ni s'il représente une réelle menace pour la biodiversité locale : mais il est là, et montre avec arrogance aux plantes laborieuses de l'île la facilité avec laquelle il prospère en tout lieu.

A Milna, les plantes d'ornement se montrent auprès des maisons : il semblerait que l'agave, élançant sa fulgurante et unique hampe florale, et le laurier rose (Nerium oleander) ont été parmi les premiers invités des jardins. Palmiers, cycas, figuiers de barbarie (Opuntia ficus-indica) ou roses trémières (Alcea rosea) complètent le tableau. Dans le village côtier, une mystérieuse beauté est présente partout où il y a de vieux murs, à la façon de la valériane (Centranthus ruber). Au pied des façades, retombante depuis une niche rocheuse, ou encore opportuniste à la place d'une pierre manquante sur un contrefort de jardin, elle est faite de longues tiges parsemées de feuilles charnues, rondes et d'un vert frais bien que foncé. La fleur est faite de pétales blancs de soie, et il en sort des dizaines d'étamines rose-mauve à l'odeur envoûtante. Son fruit, vert et renflé, se cache en caméléon sous son feuillage, et pend à la façon d'un concombre miniature. Il s'agit du câprier (Capparis orientalis syn. Capparis spinosa var. inermis).


Capparis orientalis

Au bord de la mer, sur la côte formée d'une découpe de dalles calcaires disposées selon les mouvements de la roche (en plateau, de biais ou à la verticale) parviennent à pousser quelques plantes résistantes, tant à la sécheresse qu'aux embruns salés. Discrètes, elles n'en sont pas moins présentes, et se postent à mi-chemin entre le bruit des vagues et le chant des cigales. Fraîches sous le soleil brûlant, elles fleurissent en été et jettent leurs graines dans les moindres anfractuosités de la roche, le moindre retranchement rempli d'aiguilles de pin, et peut-être même riche de quelques centimètres d'humus en son fond. On y trouve le Vitex agnus-castus, le Limonium articulatum, très ramifié, à minuscules fleurs mauves, mais aussi le Crithmum maritimum à tiges charnues, à fleurs vert-jaune
en ombelles.


Limonium articulatum et Crithmum maritimum poussant entre les pierres

Ailleurs, on trouve des immortelles (Helichrysum sp.), accompagnées d'un thym très odorant et d'une belle plante gris clair et duveteuse, portant au bout de hampes florales de petits soleils, probablement une espèce du genre Filago.

A l'approche de la côte, de nombreuses forêts de pins d'alep autochtones (Pinus halepensis), de pins noir de Dalmatie (Pinus nigra subsp. dalmatica), de chênes (Quercus ilex, Quercus coccifera), de genévrier cade (Juniperus oxycedrus) et d'épine du Christ (Paliurus spina-christi) en taillis, deviennent parfois des boisements mono-spécifiques de pins courant jusqu'au bord de l'eau, au plus près du ressac, et abritant parfois quelques bruyères et callunes.

A proximité du monastère de Blaca, lieu fameux qui tirait sa force de sa capacité à voir la mer sans être vu, la forêt se fait plus fraîche, composée de chênes verts (Quercus ilex), pins, charmes (Carpinus betulus), pistachiers lentisques (Pistacia lentiscus) que l'on traverse sur un chemin de pierre magnifiquement bâti par les moines. Ce chemin, surélevé de façon à former deux grands fossés de part et d'autre, ressemble à un tapis volant au ras du sol, déroulé dans la forêt, faisant indéniablement glisser le marcheur jusqu'aux contreforts du monastère. A cette approche, comme auprès de toute construction humaine, l'arbre planté pour des raisons de subsistance se fait voir : ainsi, grenadiers aux belles feuilles vernies (Punica granatum), figuiers couvant leurs figues immatures (Ficus carica), ou amandiers dont les cosses craquent sous l'amande charnue (Prunus dulcis), accompagnent nos pas au bord du chemin. On raconte même qu'on récoltait ici un miel réputé dans toute la méditerranée, dans un rucher entouré de pieds de romarin (Rosmarinus officinalis). Partout, l'olivier est présent et sa plantation en alignement révèle la trace d'anciens terrassements en ruine. Je m'imagine la vie de ces moines, dont le sens pratique et l'ingéniosité transparaît sur l'ordonnancement des terres cultivées, sur l'architecture, ou sur les rayures au sol marquant l'ancien emplacement du pressoir (à raisin ou à huile d'olive).

Mais on y voit encore un alignement de nichoirs, dont la disposition à la façon d'un ornement sous une corniche, nous fait presque oublier leur rôle premier, sans doute celui de récolter la fiente d'oiseau pour enrichir les plantations potagères. Il y a de l'élégance à disposer l'utile comme un ornement.

Les moines, par leur célèbre habileté à toujours implanter leurs lieux de vie et de travail à l'endroit exact, au plus juste, ont des leçons à nous donner après plusieurs siècles. Leur analyse du territoire n'a pas de faille, et leurs choix sont toujours justes et précis, en ce qui concerne l'ensoleillement, l'apport en eau, la proximité des ressources et des matières premières, l'isolement et en même temps l'accessibilité, rude mais toujours possible (aujourd'hui encore on ne peut y accéder qu'à pied, soit par la terre, soit par l'accès côtier). De plus, ici, le choix de l'emplacement a répondu à un calcul stratégique lié au danger le plus redoutable venant de la mer : les pirates.

Les bâtisseurs de monastères ont peut-être été les tout premiers paysagistes, tant on voit dans leurs réalisations l'attention qu'ils ont accordée au territoire dans toutes ses dimensions. L'île de Brač, parmi les pierres, l'aridité, et le souffle chaud du vent, distille des odeurs méditerranéennes, des filets de résine de pin, des bouffées de curry s'échappant des immortelles crevant de chaleur, des parfums sucrés émanant des fragiles fleurs de câprier, et nous dévoilent par là quelques-uns des trésors méditerranéens.


Crithmum maritimum poussant entre les pierres

Quelques sources biblio :
Toutes les fleurs de Méditerranée, M. Blamey, C. Grey-Wilson, Collection Les guides du naturaliste, Delachaux et Niestlé, 2009

Les pierres sauvages, Fernand Pouillon, éditions du Seuil, 1964

Sources web :
Information sur la Croatie
Information sur le pin noir
Information sur le pin d'alep

A propos de l'auteur :
Julie-Amadéa Pluriel travaille à l'agence Devillers et Associés (architectes, paysagistes et urbanistes). Elle participe actuellement à une étude paysagère sur le quartier des 'garrigues habitées' à Nîmes.

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